
Eva écrit à Franklin, son mari, chaque semaine. Dans chacune de ses lettres, elle décortique tous les éléments de leur vie qui pourraient expliquer que Kevin, leur fils de seize ans, en soit arrivé à tuer une dizaine de ses camarades dans son lycée huppé de la banlieue de New-York.
Ce roman est une très belle lecture. En dépit de l’évidence du léger rebondissement final, ma lecture a été palpitante. J’ai une très forte propension à croire que les actes des enfants sont la résultante plus ou moins directe des actes de leurs parents. Je crois à l’enfance qui immunise autant qu’elle anéantit. Ce questionnement de la narratrice sur sa responsabilité dans l’acte extrême de son fils m’a fascinée. D’autant qu’Eva n’est ni une mère aimante ni une femme aimable. Elle est vaniteuse, superficielle (lors d’un voyage en Afrique elle explique « je me serais peut-être sentie mieux en voyageant dans des contrées plus attentives au décor »), peu ouverte aux autres (« chaque fois que je vois des gros, ils sont en train de manger » ou « je n’ai jamais su vraiment si le côté chochotte des homosexuels était inné ou étudié »), sûre de sa supériorité et convaincue que le monde lui est redevable.
Elle prend la décision d’avoir un enfant comme un défi qu’elle se lance à elle-même mais sans aucune considération pour l’enfant à venir ni véritable envie (« Avant la maternité, j’avais imaginé qu’avoir un petit enfant, c’était un peu comme avoir la compagnie d’un chien intelligent, sauf que la présence exercée par notre fils était beaucoup plus dense que celle de n’importe quel animal familier. Je sentais lourdement et à chaque instant, qu’il était là. ») Comme si c’était une décision réversible. « En vérité, pour dresser une liste sincère de tout ce que je ne voulais pas élever, depuis le débile des champs jusqu’à l’obèse à la surcharge pondérale grotesque, il risquait de me falloir plus d’une page »
Eva donne la sensation qu’un enfant est un produit qui a le devoir de lui apporter des satisfactions. Malheureusement, Kevin, son premier enfant, est trop intelligent et trop lucide pour jouer ce rôle d’entretien de sa vanité. Et, au lieu de l’accepter comme un être à part entière avec ses possibilités et ses limites, elle se formalise de cet enfant difficile. Lorsqu’il est bébé et qu’elle rentre du bureau alors qu’il pleure, elle refuse de le prendre dans ses bras et lui dit « Est-ce que tu sais que, certains jours, elle préfèrerait être morte, Maman ? Plutôt que t’écouter hurler une minute de plus? ».
En échangeant avec son mari, elle exprime « Ma mère n’a jamais pris une seule décision majeure en fonction de ce qui était bien pour MOI. Aujourd’hui, je suis parent et c’est les enfants qui font la loi. On se fait baiser à l’aller et au retour. ».
Très rapidement, elle instaure un rapport de force avec son fils et imagine que les sentiments de répulsion qu’elle ressent à son encontre sont réciproques (« Dans la mesure où tout ce dont il pouvait avoir envie était aussi quelque chose que je risquais de lui refuser, le moindre désir le rendait tributaire. » ou « Il me refusait manifestement et délibérément toute forme de satisfaction. » ou « Un enfant fait ce que nous disons- pour faire bref- parce que nous avons le pouvoir de lui casser le bras. En faisant usage de la force pure, je m’en étais dépossédée. »). Elle se montre incapable de nouer un lien avec lui et lui en impute la responsabilité (« Trouver quelque chose de sympa à faire avec notre fils, c’était un peu trouver un grand voyage à entreprendre avec son caillou chéri. » « Kevin avait le talent de transformer les plaisirs en dur labeur. » »Toutes les fois où je me suis penchée sur Kevin, après le jardin d’enfants, pour lui demander ce qu’il avait fait ce jour-là, même à cinq ans, il savait que je m’en fichais complètement. » « J’étais certaine qu’il avait appris à lire et à compter volontairement en secret pour me priver de tout sentiment d’être utile en tant que parent »)
Quand elle perçoit que les agissements de son fils sont probablement liés à sa détresse, elle préfère ignorer le problème plutôt que de l’aider et, pour enfin obtenir le plaisir d’une maternité épanouie, elle impose à son mari un deuxième enfant. Une petite fille qui, à défaut de lui donner pleine satisfaction (« Elle n’avait que six ans mais je redoutais déjà qu’elle ne soit jamais jolie » « elle était impossible à punir »), lui prouve son attachement et, de par son caractère timoré et son intelligence limitée, est dépendante d’elle. « les enfants étaient une denrée périssable. J’ai carrément abandonné tout effort antérieur pour dissimuler la préférence que j’avais pour un de mes deux enfants. » Une petite fille que, malgré tout, elle ne mettra pas tout en oeuvre pour protéger, malgré les nombreux prémices d’une violence incontrôlée.
« Il faut qu’on parle de Kevin » est un long monologue qui tente de comprendre si le drame est la résultante du peu d’amour et d’attention d’Eva pour son fils ou si, au contraire, le comportement d’Eva est justifié par le drame causé par un enfant qu’elle savait impossible à aimer.
A lire avant d’avoir des enfants.
Bon ben c’est trop tard, j’ai des enfants. Et cette ‘mère » me ferait hurler si je la lisais.. Alors tant pis 😟