« On peut s’endurcir contre toutes les formes de malheur (…) mais la main tendue d’un étranger vous liquéfie »

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Je suis en ce moment un atelier d’écriture. La semaine dernière, le thème était « Une journée dans la vie d’un banc public » rédigé à la première personne et en moins de 3000 signes.

J’ai écrit ça:

Six heures. Je suis réveillé par un souffle glacé. En novembre, l’aube est encore loin et l’hiver rôde. Aldo vient de se lever. Il range son duvet miteux dans son caddie qui ne l’est pas moins. Toute une vie. Et des habitudes qui rythment le quotidien. Été comme hiver, Aldo est ici chez lui de vingt-deux heures à six heures. Sans exception. Si je suis occupé quand il arrive, il attend. Patient et obstiné. Comme s’il n’avait rien de mieux à faire. Que la vie lui avait claqué tellement de portes au nez qu’exister était devenu suffisant. Quand il s’installe, c’est comme une bulle qu’il souffle autour de nous. Plus personne n’approche. Les passants sont rares mais ceux qui bravent la nuit changent de trottoir. Tous sauf une. Une jeune femme un peu dodue au visage enfantin. Aldo et moi sommes sur le chemin du bus de 22 heures 54 qu’elle prend pour rentrer chez elle et, même s’il est tard, même quand il fait froid, elle tient à exercer sur nous son humanité en lançant, toujours gaiement, un « bonsoir » qu’on pourrait croire désincarné tant il est invariablement semblable à celui de la veille. Quand elle a le temps, elle s’arrête quelques minutes et elle parle à Aldo qui ne lui répond que par monosyllabes de politesse. Parce qu’il ne lui a rien demandé. Parce qu’elle parle un peu trop vite et un peu trop. Parce qu’elle répond à ses propres questions sans laisser à Aldo le temps de se faire une idée, d’accéder à ce qu’il pense. Parce qu’elle prend des photos. Parce qu’elle n’est pas vraiment là. Parce qu’il est une des façons qu’elle a trouvée pour se donner l’illusion que sa vie n’est pas vaine. Même si elle ne le sait pas encore. Parce qu’elle est jeune. Aldo, lui, sait. Et il attend 22 heures 54 pour fermer les yeux jusqu’au matin.

La journée, je côtoie le tout Paris. J’accueille des tout-petits pour le goûter et les pigeons qui festoient de leurs restes, des aînés contemplatifs, des adolescents chahuteurs et, mais c’est bien plus rare qu’on ne l’imagine, des couples d’amoureux. Dans ces occasions, je sais me faire discret.

Tout comme quand mon trottoir se met à rimer avec comptoir. J’écoute sans qu’ils s’en doutent ceux qui ne voient en moi qu’un objet du décor. Je savoure chaque parole des hommes trop sûrs de leur droit d’être au monde, chaque murmure des mères de famille qui sous-entendent, chaque échange transformé par la technologie en monologue, chaque grossièreté, chaque injure éructée, chaque serment déclamé. Je savoure chacun des mots qu’on prononce à ma portée. Et, quand vient le soir et le temps de mon Aldo retrouvé, je lui susurre à l’oreille, dans le désordre et sans un bruit, les plus beaux, les plus forts et les plus gais d’entre eux. Des mots sans pitié, sans bons sentiments et sans charité. Des mots qu’on ne lui offre jamais.

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