« Du moment qu’on a un crayon dans sa poche, il y a de fortes chances pour qu’un jour ou l’autre, on soit tenté de s’en servir » 3/…

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« Non, je ne connais pas Lisbonne » répondit Laure.

« Il paraît que c’est une ville magnifique.

-Oui… J’ai entendu dire ça aussi. En fait, c’est une des escales du voilier que nous avions loué mes amis et moi. Nous avions prévu de visiter Barcelone, Valence, Malaga, Cadix puis Lisbonne.

-Et vous n’envisagez pas de les rejoindre sur une de ces étapes? »

Laure y avait pensé. Evidemment. Leur itinéraire devait les mener à Barcelone dans deux jours et ils y séjourneraient deux nuits. Laure pouvait encore assez facilement embarquer sur un vol pour Barcelone et y retrouver ses amis avant qu’ils ne reprennent la mer pour Valence. Elle n’aurait raté qu’une toute petite partie de leur périple. Mais elle n’était plus du tout certaine d’en avoir envie. Après tout, ils ne l’avaient pas attendue alors qu’elle avait vraiment besoin d’entendre que ce voyage, qu’elle avait contribué à organiser, ne serait pas le même sans elle et qu’il n’y avait aucune autre option envisageable que celle de patienter jusqu’à son arrivée. Cette croisière méritait-elle qu’elle puise dans ses économies pour s’offrir un billet d’avion? Qu’elle traverse seule toute la France? Plus encore, la relation qu’elle entretenait avec ses amis était-elle assez forte pour ça?

Elle sentait au fond d’elle-même, sans se l’avouer complètement, qu’elle leur en voulait et elle craignait que cette rancœur ne l’accompagne à Barcelone et ternisse leurs retrouvailles.

Elle s’était aperçue à plusieurs reprises cette année que, peut-être, elle ne partageait pas avec eux autant qu’elle l’avait cru. Tant que leurs vies n’avaient été faites que de douceur et de fêtes, à peine nuancées par quelques petites contrariétés pour qu’elles conservent leur saveur, ils avaient été les compagnons idéaux. Toujours prêts pour une soirée improvisée. Toujours disponibles pour passer quelques heures à parler de tout et de rien, à évoquer sans cesse les mêmes anecdotes jusqu’à ce qu’usées, elles perdent leur saveur.

Tant que Laure n’avait connu dans sa vie que des problèmes de travail ou des tracasseries liées à sa relation à sa mère, ils avaient été parfaits pour lui remonter le moral. Il suffisait d’un peu d’alcool et de quelques rires pour que le fardeau de la semaine paraisse plus léger.

Mais, quand le mari de Laure l’avait quittée en septembre dernier, à leur retour de vacances, elle avait eu besoin de plus.

Les premiers temps, elle devait bien avouer qu’ils avaient été irréprochables. Ils l’avaient appelée chacun leur tour pour prendre de ses nouvelles, s’assurer qu’elle ne manquait de rien et ne s’enfonçait pas trop loin dans le chagrin. Jamais ils n’avaient évoqué le vide qu’il avait laissé parmi eux aussi. Par délicatesse.

De son côté, elle avait continué à aller aux dîners organisés. Elle prenait sur elle le temps d’une soirée, comme quand elle allait travailler. Elle évitait le plus soigneusement possible le thème de sa rupture et les personnes les plus susceptibles de lui en parler.  Aux quelques intrépides qui abordaient le sujet, elle répondait suffisamment évasivement pour les dissuader de continuer dans cette voie et elle s’enfermait dans les toilettes dès que les larmes bouillonnaient trop au creux de sa gorge, exactement au même endroit où, peu de temps avant, prenaient naissance ses éclats de rire.

C’est ainsi que, les premiers mois, tout le monde avait parfaitement tenu son rôle.

Et le premier Noël sans lui s’était profilé. Alors qu’elle tenait le cap depuis son départ, Laure s’était effondrée. A quarante ans, elle avait passé près de vingt ans de sa vie avec cet homme qui avait pourtant disparu du jour au lendemain sans qu’à aucun moment de leur vie commune il lui ait jamais fait part d’un quelconque mal-être ou de la moindre remise en cause de leur couple. Il avait pris seul la décision de la quitter, de balayer vingt ans d’un revers de la main. Et elle n’avait rien vu. Elle avait même passé de bonnes vacances avec lui les jours précédant ce qu’elle appelait sa trahison. Elle se souvenait avoir ressenti l’apaisante certitude qu’elle avait fait le bon choix en renonçant à la maternité pour préserver la passion de leur amour et se consacrer toute entière à cet homme.

Elle se demandait souvent comment elle avait pu être aussi bête. Comment elle avait pu ne rien voir. Il lui semblait que tout ce qu’elle avait vécu ces deux dernières décennies n’aient plus rien de réel et elle ne parvenait plus à faire confiance au présent.

Elle avait sombré. Elle avait décliné les invitations, prétextant une grippe ou une surcharge de travail. Puis, rapidement, elle n’avait même plus cherché d’excuses. Elle s’était contentée de dire « non » puis, de ne plus répondre au téléphone ou aux mails.

Elle avait pris conscience que le malheur aussi a une temporalité qui doit être respectée. Si elle avait perdu pied à l’automne, ses amis auraient été là pour la soutenir et l’aider à franchir ce cap. Mais, trois mois après, c’était trop tard. Son chagrin ne rentrait plus dans le planning des autres. Elle était censée en avoir fini avec les larmes et puisqu’elle n’avait pas su respecter le temps tacitement imparti à son deuil, elle s’était retrouvée seule. Seule chez elle au fond de son lit quand les autres riaient ensemble. Seule avec des bouteilles qui se vidaient trop vite dans des soirées qui n’avaient rien de festives.

Au cours de ces quelques mois, ses amis n’avaient pas cessé de lui proposer des soirées. Les invitations avaient continué à pleuvoir comme avant. Mais aucun ne s’était inquiété des causes de ses absences. Personne ne s’était assuré qu’elle allait bien. Vraiment bien. Ils s’étaient juste progressivement montrés agacés par ses refus et ses silences qu’ils considéraient comme un manquement au rôle qu’elle tenait dans leur groupe.

Au printemps, après avoir évité une énième soirée, Laure avait senti que, si elle ne faisait pas un effort, elle perdrait l’ensemble de ses amis. Alors, sans aucune envie, par devoir envers eux, elle avait répondu présente au traditionnel appel des vacances en commun.

Mais, ce soir, elle se disait qu’elle avait peut-être surpris tout le monde par sa réponse et que sa présence n’avait peut-être jamais été réellement souhaitée.

« Je pourrais les rejoindre. C’est vrai. Mais je ne suis pas sûre qu’ils en aient envie.

-Et vous?

-Je ne sais pas.

-Comme le dit la sagesse populaire Laure, « la nuit porte conseil ». Allez dormir un peu. Vous aurez les idées plus claires demain matin. Et laissez-moi votre chat jusque là. Ca nous évitera de promener toutes les affaires de cette pauvre bête si nous décidons de partir demain. Allez, bonne nuit Laure. »

Et Madame Morel claqua la porte de son petit appartement, laissant Laure bouche-bée par l’emploi incongru de ce « nous » auquel elle ne s’attendait pas le moins du monde. »

Alors? Laure reste à Paris? Elle rejoint ses amis? Seule ?

A vous de jouer!

 

10 Replies to “« Du moment qu’on a un crayon dans sa poche, il y a de fortes chances pour qu’un jour ou l’autre, on soit tenté de s’en servir » 3/…”

  1. Lisbonne a toute ma préférence, sans la mamie qui garde le chat, mais dans une jolie maison avec des voisins improbables….

  2. Elle part à Lisbonne bien sûr et elle manque de s’étouffer avec une arête de poisson en dégustant un plat traditionnel dans un restaurant sur le port . heureusement le serveur lui porte secours !😊

  3. Moi aussi j’arrive bien tard et du coup j’ai eu droit à 3 chapitres d’un coup, un vrai plaisir ! Je n’ose pas faire de proposition, il est trop tard .. mais j’ai ma petite idée sur la question 😉

  4. On me dit dasn l’oreillette qu’on peut encore faire des propositions, alors pour moi elle part à Lisbonne avec Mamie et le chat qui a droit lui aussi à des vacances. Là-bas, elle fait la connaissance de la petite-fille de Mamie et de ses 3 enfants et c’est le coup de foudre …

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